Publié le 20 mai 2025
Dans Metaphors of Memory: A History of Ideas about the Mind(1), l’historien Douwe Draaisma rappelle une intuition saisissante de Platon : le philosophe décrivait la mémoire comme une tablette de cire dont la qualité déterminait notre capacité à retenir les connaissances.
D’après Platon, « Lorsqu’une personne a une bonne mémoire, lorsque sa cire mentale est profonde, abondante, lisse et travaillée à la bonne consistance, elle absorbe facilement les souvenirs et les conserve longtemps. ». Cette métaphore antique, longtemps considérée comme une simple image poétique, trouve aujourd’hui un écho surprenant dans les neurosciences modernes. Car nous savons désormais que le cerveau n’est pas une surface passive, mais une matière dynamique, sans cesse remodelée par nos expériences.
Entre les intuitions de l’Antiquité et les découvertes du XXIe siècle, une même vérité persiste : notre mémoire, comme notre esprit, se cultive. Explorons comment la science a révélé les mécanismes de cette fascinante plasticité et comment nous pouvons, à tout âge, affiner notre « cire mentale » pour apprendre, grandir et repousser les limites de notre potentiel.
Un changement radical dans notre vision du cerveau
Pendant longtemps, la science a cru que le cerveau adulte était figé, incapable de se transformer ou de se régénérer. Cette idée a dominé les neurosciences pendant des décennies.
Pourtant, dès 1892, le chercheur Cajal, souvent considéré comme le père des neurosciences modernes, suggérait déjà une autre vision. Bien qu'il ait constaté que les neurones ne se multiplient pas comme d'autres cellules du corps, il pensait que l'activité mentale intense pouvait renforcer les connexions entre les neurones et même en créer de nouvelles. Selon lui, exercer régulièrement son cerveau pouvait développer les prolongements des cellules nerveuses et favoriser des circuits cérébraux plus élaborés.(2)
Par la suite, la science a confirmé ces intuitions. Nous savons désormais que le cerveau humain reste adaptable tout au long de la vie. Le Dr Fred Gage, de l'Institut Salk, a marqué un tournant décisif avec son étude publiée dans Nature Medicine en 1998 : il a apporté les premières preuves solides que le système nerveux central humain continue de générer de nouvelles cellules à l'âge adulte.(3)
Cette découverte marque la fin d'un vieux mythe : celui d'un cerveau figé après l'adolescence. Elle ouvre de nouvelles perspectives sur notre capacité à apprendre, à récupérer après des lésions, et à faire évoluer notre esprit tout au long de notre vie.
Mécanismes neurobiologiques de la plasticité
La neuroplasticité se manifeste à travers plusieurs processus biologiques qui, bien que distincts, travaillent ensemble pour permettre au cerveau de s'adapter :
1. La plasticité synaptique : des connexions qui évoluent
En 2000, le prix Nobel de physiologie ou médecine a été attribué conjointement à Arvid Carlsson, Paul Greengard et Eric Kandel pour leurs découvertes majeures sur la transmission des signaux dans le système nerveux.(4) Leurs travaux ont profondément transformé notre compréhension du cerveau, notamment en révélant comment les connexions entre neurones (appelées synapses) peuvent être modifiées par l’activité neuronale elle-même.
Eric Kandel, en particulier, a découvert un mécanisme essentiel appelé plasticité synaptique. Cela signifie que les connexions entre les neurones peuvent devenir plus fortes ou plus faibles selon la façon dont on les utilise. En d’autres mots, plus on utilise une connexion dans notre cerveau, plus elle devient efficace. À l’inverse, si on ne l’utilise pas, elle s’affaiblit. Ce phénomène est à la base de l’apprentissage et de la mémoire.
Par exemple, lorsqu’on se répète une information plusieurs fois, notre cerveau renforce les connexions liées à cette information. C’est un peu comme si on transformait un petit chemin en une grande autoroute. Si on arrête d’utiliser cette information, le chemin redevient petit, voire disparaît.
Les recherches de Kandel ont aussi montré que ce renforcement ou cet affaiblissement repose sur des réactions chimiques précises dans les neurones. Cela inclut :
- L’activation de certains récepteurs sur les neurones (comme les récepteurs NMDA),
- Une entrée de calcium dans la cellule,
- Puis l’activation de gènes qui vont aider à fabriquer de nouvelles protéines pour solidifier la connexion.
Ces changements peuvent durer quelques heures, voire plusieurs mois. C’est comme ça que notre cerveau enregistre des souvenirs et apprend de nouvelles choses.(5)
La répétition et la constance sont donc la clé d’un changement positif, ce que de nombreux sportifs utilisent quotidiennement.
2. La neurogénèse adulte : le renouvellement cellulaire
Contrairement au dogme ancien, nous savons maintenant que certaines régions du cerveau adulte continuent de produire de nouveaux neurones. Une étude publiée dans Cell en 2013 a utilisé la datation au carbone 14 pour déterminer que l'hippocampe humain (région cruciale pour la mémoire) produit environ 700 nouveaux neurones par jour chez l'adulte jeune, un taux qui diminue progressivement mais se maintient jusqu'à un âge avancé.(6)
« Pendant longtemps, on pensait que le cerveau humain ne pouvait plus produire de nouveaux neurones après la naissance », explique le Dr Jonas Frisén, professeur au Karolinska Institutet et auteur principal de l’étude. « Nos travaux apportent la première preuve que la neurogenèse dans l’hippocampe humain se poursuit de manière significative tout au long de la vie, ce qui suggère que ces nouveaux neurones pourraient jouer un rôle important dans les fonctions cérébrales, même à l’âge adulte ».(7)
Ne laissez donc personne vous dire que vous êtes trop âgé pour apprendre car la science nous montre le contraire.
3. La réorganisation corticale : la redistribution des Fonctions
Le cerveau humain ne se contente pas de produire de nouveaux neurones : il sait aussi redistribuer ses ressources. Quand une zone cérébrale est lésée ou que les habitudes sensorielles changent, le cerveau peut réaffecter certaines régions à de nouvelles fonctions. C’est ce qu’on appelle la réorganisation corticale.
Un exemple fascinant vient d’une publication de 1996. Dr Alvaro Pascual-Leone et son équipe ont étudié des personnes aveugles lisant le braille, et ont découvert que leur cortex visuel (normalement dédié à la vue) était activé pendant la lecture tactile. Contre toutes attentes, leur cerveau utilise la zone habituellement réservée à la vision pour traiter l’information du toucher.(8)
Même privé d’un de ses sens, le cerveau ne baisse pas les bras : il s’adapte, compense, invente. Il montre qu’il n’est jamais figé, toujours capable de se réinventer. Et c’est cela, la vraie puissance de la plasticité cérébrale.
Applications pratiques : comment stimuler la plasticité cérébrale
Les découvertes sur la neuroplasticité ont des implications concrètes dans notre vie quotidienne. Voici comment nous pouvons favoriser cette adaptabilité naturelle du cerveau :
1. L'exemple fascinant des chauffeurs de taxi londoniens
Une étude célèbre menée en 2000 a examiné le cerveau des chauffeurs de taxi londoniens, connus pour devoir mémoriser quelque 25 000 rues et des milliers de points d'intérêt pour obtenir leur licence. Les chercheurs ont découvert que ces chauffeurs présentaient un hippocampe postérieur significativement plus développé que la moyenne.(9)
Plus les chauffeurs avaient d’années d’expérience, plus leur hippocampe postérieur semblait développé, ce qui laisse penser qu’il existe un lien entre l’entraînement intensif de la mémoire spatiale et la structure même du cerveau.
Des recherches ultérieures ont aussi suggéré que cette zone pouvait diminuer de volume après la retraite, ce qui montre que le cerveau reste sensible à l’usage qu’on en fait, même à l’âge adulte.
2. Les moyens efficaces de stimuler la plasticité cérébrale
Plusieurs approches ont montré leur efficacité pour favoriser la neuroplasticité :
• L’apprentissage de nouvelles compétences
Apprendre à jouer d'un instrument de musique, parler une nouvelle langue ou maîtriser un sport inconnu crée de nouveaux circuits neuronaux. Plus l'activité est complexe et engage différentes parties du cerveau (coordination, mémoire, motricité fine), plus son impact est important.
• L’exercice physique régulier
L'activité physique augmente la production de BDNF (facteur neurotrophique dérivé du cerveau), une protéine qui favorise la croissance des neurones et renforce leurs connexions. Une simple marche de 30 minutes par jour peut déjà produire des effets bénéfiques.
• La méditation et la pleine conscience
Des études d'imagerie cérébrale ont révélé que la pratique régulière de la méditation modifie l'épaisseur du cortex dans les régions associées à l'attention et à la régulation émotionnelle. Seulement huit semaines de méditation quotidienne peuvent entraîner des changements mesurables.
• La stimulation cognitive variée
Résoudre des problèmes, lire sur des sujets nouveaux, participer à des discussions stimulantes ou jouer à des jeux de réflexion maintient le cerveau actif. L'élément clé est la variété – il faut régulièrement sortir de sa zone de confort mental.
• Un sommeil de qualité
Durant le sommeil profond, le cerveau consolide les apprentissages et « nettoie » les déchets métaboliques. Une bonne hygiène de sommeil est donc essentielle pour maintenir la plasticité cérébrale à long terme.
La bonne nouvelle est que ces moyens sont accessibles à tous et peuvent être intégrés progressivement dans notre quotidien. La plasticité cérébrale n'est pas seulement une découverte scientifique fascinante. C’est aussi une invitation à prendre soin activement de notre cerveau tout au long de la vie.
Le Mot De La Fin
La mémoire n’est pas une cire immuable, mais une matière en perpétuelle transformation. Les découvertes récentes sur la neuroplasticité confirment ce que Platon entrevoyait : notre cerveau se façonne par l’usage. Comme la cire bien préparée, plus nous l’exerçons avec soin, plus il devient réceptif et résilient.
Chaque apprentissage, chaque effort, chaque nouvelle expérience grave ses sillons dans notre paysage neuronal. Loin d’être un organe statique, notre cerveau reste, jusqu’à notre dernier souffle, notre œuvre d’art en cours de modelage.
La science nous offre ainsi une formidable libération : nous ne sommes pas prisonniers de nos limites passées. À nous de jouer avec cette plasticité, de cultiver notre « cire mentale » pour que nos mémoires, comme nos potentiels, ne cessent jamais de s’épanouir.
Par Subconsia